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Le coup est parti tout seul

  • Spitzgartner
  • 25 févr. 2016
  • 2 min de lecture

Dernière mise à jour : 22 mars 2024


Pourtant, tout était parti d’une bonne intention. Une jeune femme marchait le soir le long du canal Saint-Martin et un type, dont on aurait dit à une époque pas si éloignée de la nôtre qu’il avait une allure de « mauvais garçon », lui tenait la main. Il la dominait par sa taille et son aisance et cette aisance contrastait avec les gestes maladroits et crispés de la jeune fille.

Elle a posé sa tête sur l’épaule du type et ce geste m'a bouleversé. Après tout, moi aussi j’avais voulu jouer cette partition elle et il était injuste qu’un type qui, de toute évidence, la négligerait dans quelques jours l’emporte sur moi.

Une détonation. Le type est tombé brutalement et j’ignorais s’il était mort ou simplement blessé. Elle me regardait horrifiée et sa paralysie m’évoquait moins la salope aux mœurs légères que je devinais sur les berges du canal que la jeune fille chaste que j’avais connue. Je me suis penché vers elle :

« Au fond, lui ai-je dit, tous ces substantifs abstraits, fidélité, dieu, honneur, amour, patrie, toutes ces métaphores qui pourrissent nos silences, nous compromettent et nous font faire n’importe quoi. Les choses auraient été plus simples si tu avais eu la sensibilité nécessaire pour comprendre le monde. Je t'offre l'occasion d'une fin sublime. Il ne faut jamais rejeter la possibilité du tragique ».

Un jour, j’écrirai en détail ce que je leur ai infligé. J’irai chercher dans le jargon médical des termes suffisamment précis pour décrire le bruit des crânes qu’on explose, et qui sur le coup m’avait fait penser à une pastèque qu’on écrase, la netteté des coupures faites sur leur peau et ce sang qui jaillit en geyser après l’entaille et puis ces visages définitivement figés et l’obscurité qui donnaient à ces rictus timides une fragilité ridicule.

Au loin, on pouvait entendre le cri d’une femme et l’écho irrégulier de ses talons qui s’éloignaient dans la nuit. Des gens s’agitaient, on parlait d’appeler une ambulance, on paniquait. On distinguera bientôt le bruit des sirènes des voitures de police qui s’approcheront des deux cadavres allongés. Pourtant, tout était parti d’une bonne intention : je voulais sauver une belle et pure jeune fille du vice et de la frivolité, la protéger d’une mascarade sentimentale et de l’humiliation qu’on ressent quand l’effervescence est retombée et qu’il ne reste plus rien de ce que l’on a donné. Je voulais aussi lui éviter ce qu’on appelle dans les romans à l’eau de rose un « chagrin d’amour ».

Tandis que leur sang ruisselait en affluent du canal, je pensais à cette phrase qui vient d’instinct aux criminels et aux chroniqueurs judiciaires : « le coup est parti tout seul ». Au fond, les choses ne sont jamais vraiment préméditées et il suffit toujours d’un tout petit rien, d’une pulsion qui vous échappe, pour passer à l’acte. Je me suis alors demandé si moi aussi, lorsque la police viendrait m’interpeller pour le double homicide du canal, je leur dirais : « le coup est parti tout seul ».

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